« Si un individu s’expose avec sincérité, tout le monde, plus ou moins, se trouve mis en jeu. Impossible de faire la lumière sur sa vie sans éclairer, ici ou là, celles des autres »
Simone de Beauvoir – La force de l’âge
« L’information est le seul bien qu’on puisse donner à quelqu’un sans s'en déposséder. »
Thomas Jefferson,
l’un des rédacteurs de la Déclaration d'Indépendance des États-Unis,

De l'esprit des lois (1748)

Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires.
Charles de Secondat, baron de Montesquieu

30 octobre 2007

Citation de l'Auteure obligatoirement anonyme – Alexis Nivert – 2007

Page 20

1.4 La production littéraire française sur l'inceste

Contrairement à la production américaine, qui comprend des textes de fiction, les textes sur l'inceste du domaine français sont presque tous des témoignages à la première personne.

Généralement, ils rapportent, selon un temps chronologique, l'expérience telle qu'elle a été vécue par l'auteure, et se présentent comme des messages d'espoir pour les victimes: il faut le dire, et il est possible de sortir de ce cauchemar.

La trame narrative obéit à un schéma simple. À l'origine, il y a une enfance heureuse, ou tout au moins non entachée par la transgression de l'interdit. Puis survient le traumatisme: c'est l'incompréhension pour l'enfant, quelque chose se brise à l'intérieur de son être. Le sujet se dédouble entre celui qui souffre et celui qui doit continuer à vivre comme si rien ne s'était passé. À partir de là, la culpabilité se mêle à la honte et provoque, le plus souvent, soit l'oubli provisoire des gestes du père, soit le silence à leur propos. Lorsque la victime se confie enfin, souvent à un proche, l'accusation de mensonge ou le doute est de rigueur. L'image du père – son « honneur » (terme récurrent dans tous les textes) – est mise à mal. Dans Viols par inceste – Auteure obligatoirement anonyme [sic], Viols par inceste, Paris : Eulina Carvalho, 1993, 127 p. – par exemple, l'auteure inscrit clairement son témoignage dans une perspective féministe, et désigne le patriarcat comme la source de l'inceste lui-même et de la difficulté d'en parler en public. Dans les autres textes où il n'est pas toujours évoqué dans ces termes, le patriarcat apparaît clairement lié à l'abus sexuel. On peut se rapporter à notre analyse précédente: briser le silence revient à faire vaciller l'ordre masculin en exposant dans l'espace public ce que l'on souhaite d'habitude confiner à la sphère du privé. La victime est donc ostracisée et parfois même l'objet de violence verbale ou physique.

Récemment, la journaliste d'un grand quotidien français a publié Inceste sous le pseudonyme de Virginie Talmont. La narratrice y raconte les symptômes physiques inexplicables dont elle souffrait depuis l'adolescence (la somatisation des troubles psychologiques) et le cheminement qui l'a amenée à déterrer le souvenir des méfaits – Paris: P. Belfond, 1999, 190 p. – son père, un homme brillant et respecté, a perpétués sur elle lorsqu'elle avait huit ans. Ce récit est très similaire à ceux qui ont provoqué la controverse aux Etats-Unis ; il est d'ailleurs fait référence dans le livre aux arguments du false-memory movement:

le père accusé y a recours pour discréditer la parole de sa fille. Ce discours, qui vise à déprécier la parole de la victime et qui est mis en scène dans le livre, n'est pas isolé. Il existe en France d'autres voix qui s'élèvent pour prévenir les fausses accusations d'inceste, par exemple celle de Bensussan, dans son ouvrage Inceste, le piège du soupçon – Paris : P. Belfond, 1999, 190p. –, qui met en garde contre les interprétations erronées qu'on peut faire à partir de propos de jeunes enfants. Néanmoins, la France a échappé à un mouvement contestataire de l'ampleur de celui qui est né aux États-Unis, et le récit de Talmont n'a pas soulevé de débat lors de sa parution.

Même Le Figaro, quotidien français conservateur s'il en est, a réalisé un entretien avec l'auteure dont est ressorti un article sans passion et très poli intitulé « Virginie Talmont livre un témoignage pudique et violent sur l'inceste dont elle a été victime » – Dans Astrid de Larminat, « L'impossible aveu », Le Figaro, 17 juin 2004, consulté sur Internet le 4 avril 2007:

http://smoky7.ecriteI.netitypo/index.php?id=138&backPID=168&begin_at=660&tt_news=593.

C'est violent mais, fort heureusement, cela reste pudique. En d'autres mots, seuls les récits d'inceste hautement médiatisés et à visage découvert déchaînent les foudres de la critique, car ils mettent concrètement en cause des individus réels et ne se contentent pas de livrer une version convenue et discrète du témoignage sur l'inceste, avec une victime tout en retenue ou en larmes.

L'anonymat de certains témoignages nous ramène à la dimension judiciaire et, par certains aspects, législative de l'inceste. Dans ses livres, Eva Thomas, qui a beaucoup écrit sur la question, insiste sur la nécessité de l'intervention de la justice et sur le droit à la parole pour les victimes. Elle réagit notamment, dans Le sang des mots – Paris: Desclée de Brouwer, 2004, 349 p. –, à la condamnation pour diffamation d'une victime d'inceste, cette dernière ayant témoigné publiquement des exactions de son père après la période prévue par la loi pour le faire. Souvent, en effet, les victimes doivent passer par une psychanalyse et un travail sur soi qui leur prend des années, et elles ne peuvent par conséquent mener une action en justice que dix ou vingt ans après les faits, donc trop tard d'un point de vue légal.

En outre, il est très rare que les femmes qui écrivent sur l'inceste disent avoir recours à la justice par vengeance. Par exemple, Ida Brein dit avoir finalement témoigné devant la cour en apprenant que son père avait également abusé de nombreuses autres femmes de la famille et qu'il constituait donc encore un danger potentiel – « Je ne suis pas animée par un esprit de vengeance et je n'ai pas visé la dénonciation. J'ai plutôt cherché à éviter que d'autres petites filles connaissent ce que [nous] avions connu. » Dans Roland Coutanceau et Boris Cyrulnik, témoignage d'Ida Brein, Vivre après l'inceste. haïr ou pardonner ?, Paris : Desclé de Brouwer, 2004, p. 59.

Toujours, la peur que l'inceste se répète est présente chez ces femmes, ce qui se répercute sur leur rapport à leurs enfants, et, de manière plus générale, sur leur personnalité d'adulte. Souvent, aussi, les femmes se tournent vers une autre loi – ce peut être leur conscience ou encore la religion – pour réaffirmer l'interdit de l'inceste. On reconnaît bien sûr ici la figure d'Antigone, qui oppose la loi des dieux à celle des hommes en enterrant son frère contre l'ordre de Créon ; il est d'ailleurs explicitement fait mention d'Antigone dans ces textes. Cette figure mythique, on la retrouve aussi chez Angot (dans Quitter la ville), tout comme la plupart des symptômes et des problèmes soulevés par les autres écrivaines : accusation de mensonge, répercussions de la relation avec le père sur la vie quotidienne, importance de la psychanalyse pour se sortir de la tourmente. Pourtant, son œuvre se démarque fortement de toutes ces publications.
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Autres billets sur Viols par inceste de Auteure obligatoirement anonyme
1/ Requête en changement de nom
2/ Définition des viols par inceste
3/ La mémoire des viols
4/ L'Emprise dans le viol par inceste
5/ "En France la mémoire passe plutôt pour une faiblesse, une maladie du cerveau" Georges Mateï
6/ "Pourquoi pleure-t-elle tout le temps ?"
7/ Les conséquences des viols par inceste dans l'échec scolaire
8 /La mémoire et l'intelligence après plus de 10 ans de viols par inceste
9/ La dissociation lors des viols par inceste
10/ La culpabilité qui s'amplifie de viols en viols devient partie intégrante de la personnalité d'un-e incesté-e
11/ Même si ce n'était arrivé qu'une fois, cette culpabilité existerait
12/ L’autoculpabilité entraine des situations d‘évitement
13/ Revictimisation
14/ Le procès
15/ Dans le viols par inceste, l'emprise par le regard
16/ Les deux vies d'une dissociée
17/ L'importance du tuteur de résilience
18/ Viol/mort ; amour/vie – attirance/répulsion
19/ Hypervigilance
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1 octobre 2007

Rimbaud – « Je est un autre » : L'interdit de l'inceste chez Christine Angot par Alexis Nivet

Alexis Nivet cite Viols par inceste de l'Auteure obligatoirement anonyme.
Dans son mémoire il ne fait pas la différence entre l'emprise des viols par inceste et l'inceste.
Il cite au même niveau le livre de Kathryn Harrison : Le rapt aux édition de l'Olivier, 2001


Université du Québec à Montréal
« Je est un autre : L'interdit de l'inceste chez Christine Angot
Mémoire présenté comme exigence partielle de la Maîtrise en études littéraires
par
ALEXIS NIVET
Octobre 2007

Service des bibliothèques
Avertissement
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REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier Martine Delvaux d'avoir accepté de diriger mon mémoire de maîtrise avec tant d'enthousiasme et, plus largement, pour le caractère à la fois pertinent et progressiste de sa pensée, qui m'ont donné l'élan nécessaire pour continuer en littérature après mon baccalauréat. Ce projet n'aurait en effet pas été possible sous d'autres cieux, où le conservatisme du milieu universitaire et le manque d'intérêt flagrant pour la littérature écrite par les femmes définissent un cadre peu propice à l'étude d'une littérature subversive (et donc passionnante).

TABLE DES MATIÈRES
REMERCIEMENTS
RÉSUMÉ
INTRODUCTION

CHAPITRE l
L'INCESTE EN LITTÉRATURE : LA PRODUCTION LITTÉRAIRE ET SA RÉCEPTION

1.1 La critique féministe sur le récit d'inceste : l'exemple de Kathryn Harrison
1.2 Tour d'horizon de la production littéraire sur l'inceste et de sa réception dans Telling Incest de Janice Doane et Devon Hodges
1.3 Le récit d'inceste : entre normativité et subversion
1.4. La production littéraire française sur l'inceste
1.5 Étude générale de la mise en scène de l'inceste et de sa réception chez Christine Angot : le cas d'Interview

CHAPITRE II
L'INCESTE : L'ÉCRITURE DE LA MARQUE

2.1 La relation homosexuelle comme paradigme de la relation impossible
2.2 Une subjectivité mise à mal par l'inceste
2.3 Les associations incestueuses : une écriture performative
2.4 La difficulté de dire l'inceste : donner à voir l'aveuglement sans s'aliéner le lecteur
2.5 Prendre la parole pour s'extraire du statut victimaire
2.6 Sortir de l'illégitimité : la reconnaissance de l'héritage

CHAPITRE III
QUITTER LA VILLE : L'ENQUÊTE ET LA QUESTION DU CRIME
3.1 La violence provoquée par une parole qui échappe aux codes des politiques du dire
3.2 L'inceste au cœur de la cité: l'intrusion de la parole angotienne dans la sphère sociale
3.3 L'enquête : sur les traces
3.4 « Capter, tout de suite, sur le vif » : prendre la société en flagrant délit
3.5 Prendre la parole en public pour amener le lecteur à prendre position
3.6 L'infléchissement de la tragédie sophocléenne : d'un Œdipe déchu à la figure héroïque de l'écrivain
3.7 Les déboires de l'archive : l'impossibilité de réduire l'écrivaine à sa biographie
3.8 « Je est un autre » : la coïncidence du sujet à lui-même et la façon d'en parler
3.9 Logique incestueuse, logique sociale

CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉ

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La deuxième moitié du XXe siècle a vu la prolifération des écrits littéraires à la première personne. Parmi ces textes, on compte un nombre significatif de récits d'inceste, qui se présentent parfois comme des fictions, souvent comme des témoignages.
Le présent mémoire se propose d'étudier le traitement de l'inceste chez l'écrivaine française Christine Angot à travers trois de ses textes :
Interview (1995),
L'inceste (1999) et
Quitter la ville (2000).
L'hypothèse que nous voulons démontrer est que Christine Angot mobilise des enjeux inédits par rapport aux autres textes évoquant l'inceste en littérature : elle veut révéler la structure incestueuse de la logique sociale.
La production littéraire à caractère autobiographique sur l'inceste forme un ensemble relativement homogène, en ce sens que son propos se construit presque invariablement sur la dichotomie entre coupable et victime, en mettant en scène la parole d'une victime qui rompt le silence sur son expérience pour s'engager sur le chemin de la guérison.

Christine Angot, qui écrit à la première personne du singulier et qui met en scène une narratrice éponyme dans un cadre qui semble se référer à la réalité, ne livre, quant à elle, pas de témoignage. Malgré une évocation récurrente de l'inceste qu'elle a vécu adolescente, ses textes fonctionnent selon une économie étrangère à l'opposition caractéristique entre coupable et victime. Le texte angotien se distingue en outre par son caractère autoréflexif : en même temps qu'il déploie son propos, il se questionne sur la façon dont il va être lu.

Ainsi, nous nous attacherons à démontrer que Christine Angot s'éloigne de la question de l'inceste physique qui intéresse tant les médias et, plus généralement, les lecteurs, pour faire de l'aveuglement consécutif à l'inceste une logique d'écriture dans L'inceste, ce sur quoi elle revient dans Quitter la ville pour mettre à jour la perversité de la logique sociale.
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INTRODUCTION
Dans un livre où elle sonde, à la lumière des Maximes de La Rochefoucault et de son histoire familiale, le sens de l'amour – pour finalement en venir à la conclusion que l'amour, c'est des mots, c'est une histoire qu'on se raconte –, Camille Laurens s'interroge sur le rapport du lecteur au texte littéraire. « La lecture pose aussi la question de l'amour - de l'amour et de la haine. De quoi est-on capable, quand on lit ? Comme lecteur, qu'est-ce qu'on peut donner ? » (C'est l'auteure qui souligne.) – L'amour, roman, Paris, P.O.L., 2004, p. 245 –.

Cette réflexion, qui fait de l'acte de lecture une potentialité, bonne ou mauvaise, survient à la suite d'une lettre reçue d'une journaliste qui a fait parvenir à l'auteure une copie de la chronique qu'elle a faite d'un de ses livres. Dans celui-ci, Laurens parle de son enfant mort, Philippe. L'article, loin d'être élogieux, déplore l'évocation redondante dans ses livres de l'événement de la mort de l'enfant, évocation à laquelle la journaliste attribue le rôle stratégique d'émouvoir le lecteur.

Philippe meurt à la naissance. La mère, écrivaine, évoque la perte de l'être cher dans ses livres. Et de quelle lecture sentimentale le corps critique fait-il état ? Il exprime une lassitude, un énervement, presque, face à une écriture qui est abouchée à la réalité ; du sarcasme, aussi.

Depuis la fin du XXe siècle pullulent les écrits à teneur historique ou biographique et, plus encore, autobiographique. Les listes des meilleures ventes publiées dans les suppléments littéraires des journaux témoignent de cet engouement pour les récits à la première personne. Les médias, la télévision en tête, participent à cette tendance en invitant dans des émissions de divertissement les auteurs de tels textes – récit de soi, témoignage, autofiction. On veut voir à quoi ressemble la personne qui écrit au je et dit avoir connu telle célébrité, vécu tel traumatisme dans son enfance, assisté à tel désastre au cours de sa vie. Le lectorat, à travers les livres et les prestations d'écrivains dans les médias, a soif de vérité, d'authenticité. Mais, pour retourner le questionnement de Laurens, de quoi est-on capable quand on écrit ?

Comme écrivain, qu'est-ce qu'on peut donner ?

À la lecture de l'œuvre de Christine Angot, il semble que l'auteure ne s'entende pas toujours avec ses lecteurs à ce sujet. Angot, elle aussi, voit son travail commenté, et pas toujours de la façon la plus généreuse. Comme Laurens, elle engage sa personne dans l'écriture. Cela n'est pas du goût de tout le monde, particulièrement quand on sait que l'œuvre littéraire d'Angot s'articule depuis ses débuts autour d'un seul et même sujet : la relation incestueuse que, adolescente, elle a eue avec son père.

Après deux livres où la question de l'inceste n'était pas abordée, l'auteure a entamé une série de textes ayant tous rapport, d'une façon ou d'une autre, à cette expérience, jusqu'à publier, en 1999, L'inceste, où la thématique du « mélange » incestueux préside à l'écriture de la première à la dernière page. Cette volonté de toujours dire l'inceste, par exemple à travers la relation de la narratrice et de sa fille dans Léonore, toujours, ou en revisitant le conte de Perrault, Peau d'âne, dans son livre du même nom, s'accompagne par ailleurs d'un métadiscours sur la réception de cette parole. Cette caractéristique du texte angotien – son autoréflexivité – le détache nettement du reste de la production littéraire sur ce sujet délicat. En effet, Christine Angot mobilise des enjeux tout à fait singuliers à travers la question de l'inceste : elle veut révéler la structure incestueuse de la logique sociale. Son projet littéraire, qu'elle théorise de la manière la plus aboutie dans Une partie du coeur, publié en 2004, s'appuie sur la célèbre phrase de Rimbaud : « Je est un autre ». Selon elle, le poète déclarait ainsi l'interdit de l'inceste, en ce que je, n'est pas monolithique et n'est pas réductible à ses rapports de filiation.

Or, la société refuse de prendre acte de ce message, ce que l'auteure tente de mettre au jour dans son œuvre à travers la réception qui lui est faite. 3



Nous nous proposons donc d'analyser la façon dont le récit d'inceste de Christine Angot s'oppose aux récits traditionnels en refusant la dichotomie bourreau/victime pour révéler une logique incestueuse (d'abord personnelle, puis plus largement sociale) qui dépasse les gestes incestueux à proprement parler. Deux textes vont nous permettre de rendre compte des deux axes majeurs autour desquels s'articule le projet littéraire de l'auteure : L'inceste et Quitter la ville.

Dans le premier, Angot profère une parole sur l'inceste qui échappe aux codes langagiers et sociaux régissant la prise de parole sur ce thème.
Dans le second, elle met en scène la réception de cette parole et les enjeux ainsi soulevés. Ces aspects, déjà présents dans des textes aritérieurs d'Angot, sont ici portés à leur paroxysme, ce qui explique notre choix d'en faire les ouvrages centraux de notre étude.

De plus, on peut considérer qu'ils constituent un diptyque, du fait que le second revient très clairement dans son propos sur la parution du premier.
Angot n'est pas la seule femme à écrire sur l'inceste, loin de là. Pour comprendre l'originalité des enjeux portés par ses textes, il convient donc d'examiner en premier lieu les autres récits d'inceste. Cet examen, auquel nous nous livrerons dans notre premier chapitre, consistera bien évidemment à se pencher sur la production littéraire en elle-même, mais aussi sur le discours qui l'entoure. Plus qu'un choix, cela apparaît comme une nécessité : la spécificité de cette production – en particulier son caractère subversif – est, dans une large mesure, révélée par sa réception.

Les ouvrages critiques féministes, les plus diserts sur l'écriture de l'inceste, nous offriront une porte d'entrée privilégiée pour cerner les tenants et les aboutissants de ces textes.

Divers points de vue seront mis à contribution :
tout d'abord la critique que bell hooks [sic] fait d'un récit d'inceste (The Kiss de Kathryn Harrison), puis une publication de Janice Doane et Devon Hodges qui se propose de mettre en perspective la production littéraire de langue anglaise sur l'inceste en Amérique du Nord. Le choix de ce dernier ouvrage s'explique par le fait qu'il n'existe pas d'étude critique francophone de la même ampleur.

Quant aux choix de la critique de hooks, il 4

se justifie par son caractère représentatif des commentaires formulés à propos des récits d'inceste.
Nous pourrons ensuite, à la lumière de ces critiques, faire un rapide tour d'horizon de la production littéraire française sur le sujet et en dégager les aspects les plus significatifs. Nous confronterons alors ces observations préliminaires à l'analyse des grandes lignes de l'un des premiers textes d'Angot, Interview.

L'intérêt de ce texte réside dans le fait qu'il contient en germe les enjeux développés dans L'inceste et Quitter la ville : récit de l'inceste et réception de ce récit. De fait, dans ce roman, Angot juxtapose un récit de vacances imprégné de son expérience incestueuse et les scènes d'une interview faite avec la journaliste d'un magazine féminin, journaliste dont les questions laissent entrevoir la violence inhérente au discours communément tenu sur l'inceste. À partir de cette lecture, nous pourrons poser les bases de notre analyse à venir.

Nous consacrerons notre deuxième chapitre à l'étude de L'inceste, roman qui constitue la mise en récit de l'expérience de Christine Angot. Nous nous pencherons sur la parole sur l'inceste qui s'y déploie, parole qui se situe en dehors de la logique habituelle opposant victime et bourreau, et dans laquelle la critique et le lectorat dans son ensemble inscrivent systématiquement tout récit d'inceste écrit à la première personne.

Nous montrerons que, dans ce livre, le projet d'Angot consiste à écrire la marque, c'est-à-dire à écrire les effets de l'expérience incestueuse sur la vie quotidienne de la narratrice et, plus précisément, sur sa façon de penser. Si la narratrice condamne les gestes incestueux de son père, son propos se situe néanmoins loin du récit victimaire. Pour rendre compte de la mise en scène de la marque, nous nous attarderons sur ce qui est désigné comme la structure mentale incestueuse de la narratrice et sur les associations inattendues que cette structure engendre. Dans ce chapitre, la théorie de la subjectivité de Kelly Oliver nous aidera à comprendre en quoi l'auteure ne cherche pas à être reconnue comme victime d'inceste à travers son texte. L'approche d'Oliver se propose de dépasser un modèle théorique de la subjectivité axé sur le rejet de l'altérité pour développer une nouvelle théorie qui 5

part de la position des othered, ceux dont la subjectivité a été mise à mal. Il s'agit en effet d'une théorie non basée sur un regard objectivant (dans le cas qui nous intéresse, victimisant ou culpabilisant) d'un sujet sur un autre, une théorie qui insiste sur le devoir éthique d'écoute qui incombe à l'interlocuteur du sujet ayant vu sa subjectivité entamée par un événement traumatique.

Des études qui ont pour objet particulier l'œuvre d'Angot nous accompagneront également durant notre analyse. Un article sur le souffle pornographique, de Catherine Mavrikakis, nous permettra de faire le lien entre la logique de l'inceste et celle, masochiste et obsessionnelle, de la relation amoureuse de la narratrice. Nous nous attarderons sur la pratique intertextuelle, et notamment sur l'intertexte guibertien qui, en opérant dès les premières lignes du texte pour poser l'écriture du sida comme modèle de l'écriture de l'inceste, informe sur les liens entre la vie et l'écriture et sur le sens des transformations formelles qui en découlent dans le texte. L'analyse de Laurent Dumoulin sur l'usage de l'intertexte chez Angot et Guibert nous sera ici d'une grande aide. La marque laissée par l'inceste engendrant la folie chez la narratrice, nous aurons recours à un ouvrage de Monique Plaza sur L'écriture de la folie, afin de montrer la difficulté de reconnaître l'agentivité d'Angot à travers le texte qu'elle propose au lecteur.

Nous reprendrons à notre compte des remarques formulées par Sylvie Mongeon à propos de la mise en scène d'une identité mouvante dans L'inceste, caractère mouvant qui favorise la fluidité détriment de repères stables qui établiraient la dichotomie entre coupable et victime, en plus de déjouer toute tentative de poser un regard victimisant sur la narratrice.

Dans cette perspective, nous verrons de plus que, contrairement aux témoignages habituels sur l'inceste, chez Angot, l'événement est dit transversalement, à travers la relation homosexuelle de la narratrice ou encore grâce aux définitions d'un dictionnaire de psychanalyse.

Dans notre dernier chapitre, qui traitera de Quitter la ville – mise en récit de la réception faite à L'inceste –, c'est la question de l'opprobre jeté sur celle qui ose dire l'inceste qui nous intéressera. Nous nous pencherons sur la question du crime pour 6



montrer comment, en investissant le mythe et la tragédie du théâtre de Sophocle – Œdipe-roi et Antigone –, la narratrice mène l'enquête pour découvrir les raisons qui font que la société déverse sur elle injures et calomnies à partir du moment où elle dit avoir eu une relation incestueuse avec son père. Après avoir fait le point sur la nature des attaques auxquelles doit faire face l'auteure, nous reprendrons longuement l'enquête menée par Angot afin d'en dégager les enjeux. Notre analyse, qui nous conduira à mettre en évidence le caractère diffamatoire et performatif de l'écriture angotienne, fera appel à plusieurs instances critiques.

Foucault nous aidera à penser la pratique de l'enquête et à établir des liens avec la prise de pouvoir qu'elle constitue.

Barthes, à travers une réflexion sur le fonctionnement de la tragédie grecque, jettera la lumière sur la façon dont ce fonctionnement est subverti dans Quitter la ville par rapport à celui de son occurrence antique.

Et les travaux de Delvaux – qui utilise la notion d'archive de Derrida – ainsi que ceux de Mavrikakis – qui reprend les hypothèses de Foucault - éclaireront l'origine et le fonctionnement de ce qu'Angot nomme le crime. Nous nous pencherons alors sur la mise à nu de la violence déclenchée par la parole angotienne et nous verrons que ce que l'on reproche à la narratrice, qui passe ainsi de victime à coupable, c'est de dire l'inceste, et plus largement de l'avoir commis.

Le lynchage médiatique dont Angot est victime apparaîtra alors comme le signe du refus de son écriture, critiquée pour son prétendu narcissisme. Nous verrons alors comment ce refus permet à l'auteure de tirer des conclusions sur le rapport entre la société et l'écrivain. Enfin, à la lumière d'Une partie du cœur, nous pousserons l'enquête plus loin, comme Angot le fait elle-même, pour voir comment l'écriture angotienne sur l'inceste dénonce, en dernier lieu, la logique sociale qui, alors qu'elle condamne l'inceste dans les faits et refuse de le voir mis en scène en littérature, le répète continuellement.

CHAPITRE l

L'INCESTE EN LITTÉRATURE : LA PRODUCTION LITTÉRAIRE ET SA RÉCEPTION

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18/ Viol/mort ; amour/vie – attirance/répulsion
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18 septembre 2007

Les victimes, entre préoccupation et récupération par Libération.fr

Société 18/09/2007 à 09h42
MILLOT Ondine
Elle est en larmes, les mots coupés par les sanglots. Sa voix tremble : « Des coups, des coups, des coups. Tous les jours. Des bleus partout. J'étais détruite, je n'osais pas porter plainte. » En face d'elle, Rachida Dati hoche la tête, répète qu'elle est déterminée à se « battre » contre les violences conjugales. Ce mardi 11 septembre, la ministre de la Justice est à Blois, dans les locaux de l'Avec, une association locale d'aide aux victimes. Ce n'est pas une première. Depuis son arrivée place Vendôme, la garde des Sceaux multiplie déclarations et gestes médiatiques montrant qu'elle travaille à « placer la victime au coeur de la justice », comme le lui a « demandé » Nicolas Sarkozy.
L'instrumentalisation des victimes par les politiques, dénoncée par certains (lire interview page suivante) ne date pas d'hier. On peut citer l'expérience du secrétariat d'Etat aux victimes, créé le 30 juin 2004, disparu onze mois plus tard. En octobre 2005, Sarkozy, ministre de l'Intérieur, reprend la main en créant une délégation aux victimes. Il instaure le principe de réunions régulières entre sa personne et les représentants des associations, et instille un message : l'interlocuteur ultime des victimes, leur porte-parole et leur sauveur, c'est lui. L'émotion et la sympathie naturelles ressenties par les Français à l'évocation de leur souffrance, il est là, juste à côté, pour en bénéficier.
On ne compte plus, depuis, les déclarations démagogues – « Les droits de l'homme, pour moi, sont avant tout les droits de la victime » – ni les nombreux projets de loi répressifs, annoncés au nom des victimes. Parmi les plus récents : organiser des procès pour les irresponsables pénaux (assassinat des infirmières de Pau), créer des hôpitaux-prisons pour délinquants sexuels dangereux en fin de peine (affaire Evrard). Dès la campagne présidentielle, en avril 2007, le candidat Sarkozy annonçait la méthode en déclarant : « La maman de Ghofrane m'a demandé, si j'étais élu, de faire voter une loi sur les multirécidivistes. » Si c'est demandé par une victime, c'est forcément légitime.
Le dernier projet en date, en cours d'élaboration au ministère de la Justice, concerne la création d'un « juge délégué aux victimes ». François Guéant, fils du secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant, et conseiller de la ministre pour le droit des victimes, est chargé de plancher dessus. « L'idée est de créer un référent pour aider les victimes dans toutes les difficultés de la procédure judiciaire, explique-t-il. Par exemple, faciliter le recouvrement des indemnités. Mais aussi avertir la victime en cas de libération conditionnelle. »

« Intermédiaire ».
Les juges d'application des peines ont déjà l'habitude de prendre en compte la situation de la victime, et notamment la question de la proximité géographique avec le condamné, en cas de libération conditionnelle. Le dispositif, prévu par le code de procédure pénale, ne semble pas suffire à la chancellerie.

« Le juge délégué aux victimes permettrait d'informer les personnes sur leur procès et les suites de leur procès, et de mieux faire respecter leurs droits,
a déclaré la ministre de la Justice lors de sa visite à Blois. Je pense aux femmes victimes de violences. Souvent, elles renoncent aux indemnités car elles ont tellement peur de leur agresseur qu'elles ne veulent pas qu'il connaisse leur adresse. Le juge délégué aux victimes servirait là d'intermédiaire. »

Mais les victimes, sans cesse invoquées, que pensent-elles de tout cela ? Certaines associations sont sceptiques, comme le Comité contre l'esclavage moderne, qui pense que « ce n'est pas à coup de lois répressives qu'on aide les victimes, mais plutôt en prenant en compte leurs besoins : pour les victimes de traite, des centres d'hébergement d'urgence, la possibilité d'obtenir des autorisations de travail et de séjour ».

« Moyens ».
Pour Françoise Rudetzki, la présidente de SOS Attentats, « le procès n'est pas fait pour les victimes, mais pour juger l'auteur d'un crime ou délit. Les juges ne peuvent pas tout pour nous. Ce n'est pas à eux, notamment, de s'occuper de la réinsertion, or c'est là qu'on manque cruellement de moyens. »
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Autres billets sur les victimes et le lobbyisme

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9 septembre 2007

Arrière-pensées des discours sur la "victimisation"

Archives — Septembre 2007
Par Mona Chollet

« Victimisation » : inusité en France il y a encore quelques années, ce terme, qui désigne une tendance coupable à s’enfermer dans une identité de victime, est désormais passé dans le langage courant, sans que l’on sache très bien par où il est entré. Il vise le plus souvent les minorités luttant pour leurs droits – en particulier les descendants d’esclaves ou de colonisés – ou encore les féministes, mais s’applique aussi, par extension, à toutes les formes de plainte, de contestation ou de revendication.

Brocarder la « victimisation » est devenu un exercice prisé des essayistes et des chroniqueurs (voir la liste des ouvrages) : il autorise un positionnement de surplomb moral des plus valorisants et permet d’abuser de l’adjectif « compassionnel », qui fait toujours bien dans un titre de livre ou de chapitre. Pour le lecteur, cette posture peut vite s’avérer agaçante ; agacement encore renforcé par l’aspect inévitablement fourre-tout des livres sur la question : en cherchant bien, à peu près n’importe quelle situation peut s’aborder sous l’angle victimes-coupables. On peut ainsi douter de la validité d’un outil conceptuel qui permet par exemple à Guillaume Erner de renvoyer dos à dos – comme deux représentants de la « pensée compassionnelle » – Bernard-Henri Lévy et Pierre Bourdieu.

Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière, comme Erner, voient dans le prestige et le crédit inédits accordés aux victimes une conséquence de la place prise par la politique-spectacle, mais aussi de la fin de la guerre froide. Il est plus facile de soutenir les victimes d’un fléau quelconque que de s’engager politiquement dans un monde complexe, estiment les premiers, car, au moins, « on est sûr de ne pas se tromper de cause » – ou, du moins, c’est ce que l’on croit. « Tout se passe, écrit Erner, comme si la sacralisation des victimes était ce qui restait une fois le marxisme retiré. » Or, lui-même, en rassemblant dans un même livre des sujets très disparates, de Lady Di à la cause animale, des épanchements télévisuels à l’esclavage, et en les unifiant sous une même étiquette, contribue à cette dépolitisation. D’autant plus qu’il la pratique aussi de façon rétroactive : sous sa plume, cette période pourtant hautement politisée que fut mai 68 devient ainsi un « printemps des victimes »...
…/…
Pour accéder à l’existence en tant qu’individu, encore faut-il pouvoir se dépêtrer de la nasse des préjugés, surtout quand il s’y ajoute un faible pouvoir économique. Mais ces handicaps de départ, nos auteurs ne les voient pas, ou les minimisent constamment. « La possibilité offerte à chacun d’aller vivre, étudier à Londres, Amsterdam, Barcelone, Bologne, Cracovie, Prague, Budapest constitue un élargissement spirituel extraordinaire auprès duquel le rattachement exclusif à une identité minoritaire paraît un rabougrissement pathétique », écrit ainsi Bruckner dans La Tyrannie de la pénitence, oubliant que cette possibilité n’est pas exactement offerte à chacun.

Le handicap peut aussi résider dans un manque de confiance en soi : les femmes qui subissent la violence conjugale se laissent persuader par leur compagnon que ce qui leur arrive est de leur faute. Pour pouvoir être autre chose que des victimes, elles ont donc impérativement besoin d’être d’abord reconnues comme telles (9).

Par ce postulat naïf d’une égalité de départ, on explique que, quand les femmes ou les minorités réclament l’égalité effective ou l’accès à des droits qui, pour elles, n’existent que sur le papier, nos auteurs l’interprètent comme un despotisme, ou comme la revendication d’un passe-droit : « La collectivité me doit tout et je ne lui dois rien », telle serait leur maxime selon Eliacheff et Soulez Larivière, qui qualifient par ailleurs de « traitement préférentiel » les lois contre les violences faites aux femmes votées en Espagne ou ailleurs.

La désinvolture de ce « y a qu’à » – « y a qu’à s’épanouir en tant qu’individu », « y a qu’à voyager », « y a qu’à se prendre en main », et, pour les femmes battues, « y a qu’à faire ses valises », selon Elisabeth Badinter – traduit une bonne dose de morgue sociale. Elle rappelle le « y a qu’à » adressé aux chômeurs : on qualifie les luttes sociales de « victimisation » comme on rebaptise la protection sociale « assistanat ». Au cours de la dernière campagne présidentielle, M. Nicolas Sarkozy a d’ailleurs explicitement lié les deux notions, lorsqu’il s’en est pris à « ceux qui, au lieu de se donner du mal pour gagner leur vie, préfèrent chercher dans les replis de l’histoire une dette imaginaire que la France aurait contractée à leur égard (10) ». La même mentalité de père fouettard préside aux deux désignations. La France se laisse gagner par un « dolorisme d’enfant gâté », un « désespoir paresseux » (Bruckner), au sein d’une Europe elle-même caractérisée par l’« incertitude et la mollesse » – par opposition à la fierté et à l’esprit de conquête américains (on a affaire, rappelons-le, à l’un des rares partisans français de l’invasion de l’Irak). On retrouve vite le refrain familier sur un pays qui « décourage l’initiative et l’effort » et refuse les réformes. Quant à Eliacheff et Soulez Larivière, ils déplorent que le projet de Constitution européenne ait été compromis par les... « victimes potentielles du plombier polonais.(11) ».

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(9) Lire « Machisme sans frontière (de classes) », Le Monde diplomatique, mai 2005.
(10) Lire Serge Halimi, « Les recettes idéologiques du président Sarkozy », Le Monde diplomatique, juin 2007.
(11) En 2005, la figure du « plombier polonais », qui, grâce à la directive Bolkestein, aurait pu faire concurrence à ses homologues français en travaillant sur le territoire avec le salaire et la protection sociale de son pays, est censée – selon les partisans du traité – avoir joué un rôle déterminant dans le rejet de la Constitution européenne.

Quelques ouvrages

Le Temps des victimes. — Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière, Albin Michel, Paris, 2007.
La République compassionnelle. —
Michel Richard, Grasset, Paris, 2006.
La Société des victimes. —
Guillaume Erner, La Découverte, Paris, 2006.
La Tyrannie de la pénitence. —
Pascal Bruckner, Grasset, Paris, 2006.
Fausse route. —
Elisabeth Badinter, Odile Jacob, Paris, 2003.
La Tentation de l’innocence. —
Pascal Bruckner, Grasset, Paris, 1995.
La Culture gnangnan. —
Robert Hughes, traduit de l’anglais par Martine Leyris, Arléa - Courrier international, Paris, 1994.
La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance. —
Jean-Michel Chaumont, La Découverte, coll. « Poche », Paris, 2002. Un livre de référence sur la « concurrence des mémoires ».

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5 août 2007

V/ Que devient un corps violé ? par Rennie Yotova

Conclusion p 151

Un corps-déchet qui vit dans un entre-deux-mondes, ne pouvant pas se cramponner à l'être, à l'existence, au vivant, car il se décompose lentement, imbibé, fourré des excréments de l'autre ; ne pouvant pas s'engloutir dans le néant car il est déchu du pouvoir de mourir130, de sa propre mort. Chosifié et déshumanisé, le corps violé devient le corps de personne, dépourvu de propriétaire, car le « je » violé a du mal à dire « mon » corps. Dépossédé de cette propriété de son corps, l'être qui a subi le viol développe et cultive cette non appartenance, mais sa tragédie consiste dans l'impossibilité de mourir au corps.

130. Nous empruntons l'expression à Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 202.

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I/ Ecrire le viol
II/ Le viol
III/ Fantasmes de viol dans la littérature
IV/ Fantasmes dans Le Voyeur d'Alain Robbe-Grillet

*/ Le pardon

**/ L'indicible du viol

***/ Viol et violence à travers Virginie Despentes
****/ Métaphorique du viol chez Robbe-Grillet en l'associant à l'acte de l'écriture
*****/ Le viol de Magritte par Rennie Yotova
***** L'écriture peut donner un sens au viol par Rennie Yotova
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4 août 2007

IV/ Fantasmes dans Le Voyeur d'Alain Robbe-Grillet

Page 136

Le sujet intéresse apparemment beaucoup l'auteur qui, dès Le Voyeur, le met au centre du récit tout en gardant l'ambiguïté sur sa véritable réalisation, propre d'ailleurs au fantasme. On ne sait pas si le viol a vraiment eu lieu, mais Mathias tient entre ses mains la coupure du journal qui raconte le fait divers de Violette, la fillette qui a probablement été violée et dont le nom est la mise en abyme de son destin.

Il n'est pas exclu que Robbe-Grillet se soit inspiré pour cette scène de Sartre. Malgré son attitude ambivalente à l'égard de l'existentialisme, il a toujours affirmé son admiration pour La Nausée. Roquentin achète un journal où il lit le fait divers concernant le viol d'une petite fille dont le corps a été retrouvé. Elle a été violée et étranglée. « Un doux désir sanglant de viol me prend par-derrière [ ... ] » (p. 144), avoue le personnage dans un état de dédoublement où il parvient à se confondre avec le violeur. Emporté par des sensations exacerbées il recompose l'acte sexuel comme un moyen pour toucher à l'existence de l'autre.

…/…

Évidemment, les générateurs du récit peuvent être des fantasmes. La modernité suppose que le « bon » personnage de roman soit double, ce caractère révélant la contradiction insoluble inhérente au monde moderne. Le personnage moderne se dédouble pour entrer en lutte avec lui-même. Il se propose de subvertir le réel par des perversions érotiques qui s'inscrivent dans l'esprit moderne. D'où cet éclatement du narrateur en plusieurs instances narratives traduites sous différents noms et pronoms personnels. Cette « désidentification » du récit le renvoie dans le domaine du rêve, mais le déresponsabilise en même temps.


Dossier de presse Les Gommes et Le Voyeur d'Alain Robbe-Grillet (1953-1956)

Poche - Broché

Paru le : 03/11/2005

Editeur : 10/18

Collection : domaine français

ISBN : 2-264-04174-9

EAN : 9782264041746

Nb. de pages : 305 pages

Poids : 210 g

Dimensions : 11cm x 18cm x 2cm

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***** L'écriture peut donner un sens au viol par Rennie Yotova


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3 août 2007

III/ Fantasmes de viol dans la littérature par Rennie Yotova

Page 113

Les victimes de nos quatre personnages sont extrêmement belles :

Textor Textel décrit sa victime comme « la plus belle jeune fille de l'univers » (p. 42) ;

Marcolina que Casanova souhaite ravir est divinement belle ;

les jeunes filles que le Dr Morgan entraîne dans ses fantasmes sadiques sont d'une beauté angélique ;

le Dahlia noir, âgée de 22 ans était terriblement belle aussi.

La seule réplique possible face à cette beauté s'avère la mort, comme l'exprime très exactement Baudrillard : « Qui a dit que la plus belle preuve d'amour fut dans le respect de l'autre et de son désir ? Le prix payé par la beauté et la séduction est peut-être d'être séquestrées et mises à mort, parce qu'elles sont trop dangereuses, et qu'on ne pourra jamais leur rendre ce qu'elles vous donnent. On ne peut alors leur donner que la mort97. »

Les fantasmes de viol produisent une esthétisation du corps désexualisé, ils érigent en règle l'agir contre nature et font de la perversité un principe moral. Le grotesque est magnifié, l'humiliation érigée en honneur particulier :

« C'est flatteur, un viol. Ça prouve qu'on est capable de se mettre hors la loi pour vous » (p. 51), s'exclame Textor Texel. Dans cet univers perverti, le monstrueux se complaît à renverser l'ordre des valeurs et à vanter la splendeur du viol.

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2 août 2007

II/ Le viol selon Rennie Yotova

Page 14

Le viol est un meurtre, souvent sans cadavre. Ce meurtre ne conduit pas à l'extinction du corps, mais à son anéantissement. Les lésions peuvent être invisibles mais elles sont dans la plupart des cas irréparables. Quelqu'un a franchi la frontière du corps de l'autre, l'a violé et il est entré de cette façon dans son existence définitivement. Le corps violé a incorporé de façon indélébile la souillure et ne peut plus s'en défaire. On reste vivant, mais on porte à jamais une blessure en soi. La torture inflige une terrible souffrance au corps, mais elle peut mobiliser des forces morales de résistance pour prouver sa dignité humaine devant les bourreaux. Le viol enlève toute volonté de survie, l'être violé porte en soi un poignard ensanglanté qu'aucune opération chirurgicale ou traitement psychologique ne pourra enlever. Car le meurtre du viol n'est pas physique.

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1 août 2007

I/ Ecrire le viol de Rennie Yotova

Editions Non Lieu
164 pages, août 2007
ISBN 978-2-35270-030-2
Le viol peut-il légitimement être abordé en tant que sujet artistique ? En quoi et comment l’art est-il susceptible de penser ou d’exprimer le viol ? L’imaginaire littéraire du viol démontre au paroxysme que cet acte ne peut être une rencontre avec l’autre. Le viol ne fait jamais sens. C’est une brutalité absolue et gratuite qui entraîne la victime dans un lien avec son (ses) agresseur(s) qu’elle ne peut rompre à cause de son incapacité à comprendre ce qu’elle a vécu. La mythologie, traversée par des scènes de viols, confirme la dimension archétypale de cette violence originelle et permet de définir cinq types de viols : viol-vengeance ; viol-mutilation ; viol-domination ; viol-inceste ; viol-blasphème. Types de viols que l’on retrouve, commis par différents personnages, dans un parcours littéraire à travers des œuvres de Cendrars, Le Clézio, Schnitzler, Guyotat, Anne Hébert, Niki de Saint-Phalle, Agota Kristof, James Ellroy... La fiction nous ouvre un autre monde et, en dépit du crépuscule, de la monstruosité de ce monde, elle nous dit qu’il existe une pensée vivante, qui parle au nom des victimes, compatit, cherche à cerner l’impardonnable, malgré le corps profané et déchu, une pensée qui affronte la violence, pour la dominer enfin par le refus de la prolonger.
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