Par Mona Chollet
« Victimisation » : inusité en France il y a encore quelques années, ce terme, qui désigne une tendance coupable à s’enfermer dans une identité de victime, est désormais passé dans le langage courant, sans que l’on sache très bien par où il est entré. Il vise le plus souvent les minorités luttant pour leurs droits – en particulier les descendants d’esclaves ou de colonisés – ou encore les féministes, mais s’applique aussi, par extension, à toutes les formes de plainte, de contestation ou de revendication.
Brocarder la « victimisation » est devenu un exercice prisé des essayistes et des chroniqueurs (voir la liste des ouvrages) : il autorise un positionnement de surplomb moral des plus valorisants et permet d’abuser de l’adjectif « compassionnel », qui fait toujours bien dans un titre de livre ou de chapitre. Pour le lecteur, cette posture peut vite s’avérer agaçante ; agacement encore renforcé par l’aspect inévitablement fourre-tout des livres sur la question : en cherchant bien, à peu près n’importe quelle situation peut s’aborder sous l’angle victimes-coupables. On peut ainsi douter de la validité d’un outil conceptuel qui permet par exemple à Guillaume Erner de renvoyer dos à dos – comme deux représentants de la « pensée compassionnelle » – Bernard-Henri Lévy et Pierre Bourdieu.
Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière, comme Erner, voient dans le prestige et le crédit inédits accordés aux victimes une conséquence de la place prise par la politique-spectacle, mais aussi de la fin de la guerre froide. Il est plus facile de soutenir les victimes d’un fléau quelconque que de s’engager politiquement dans un monde complexe, estiment les premiers, car, au moins, « on est sûr de ne pas se tromper de cause » – ou, du moins, c’est ce que l’on croit. « Tout se passe, écrit Erner, comme si la sacralisation des victimes était ce qui restait une fois le marxisme retiré. » Or, lui-même, en rassemblant dans un même livre des sujets très disparates, de Lady Di à la cause animale, des épanchements télévisuels à l’esclavage, et en les unifiant sous une même étiquette, contribue à cette dépolitisation. D’autant plus qu’il la pratique aussi de façon rétroactive : sous sa plume, cette période pourtant hautement politisée que fut mai 68 devient ainsi un « printemps des victimes »...
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Pour accéder à l’existence en tant qu’individu, encore faut-il pouvoir se dépêtrer de la nasse des préjugés, surtout quand il s’y ajoute un faible pouvoir économique. Mais ces handicaps de départ, nos auteurs ne les voient pas, ou les minimisent constamment. « La possibilité offerte à chacun d’aller vivre, étudier à Londres, Amsterdam, Barcelone, Bologne, Cracovie, Prague, Budapest constitue un élargissement spirituel extraordinaire auprès duquel le rattachement exclusif à une identité minoritaire paraît un rabougrissement pathétique », écrit ainsi Bruckner dans La Tyrannie de la pénitence, oubliant que cette possibilité n’est pas exactement offerte à chacun.
Le handicap peut aussi résider dans un manque de confiance en soi : les femmes qui subissent la violence conjugale se laissent persuader par leur compagnon que ce qui leur arrive est de leur faute. Pour pouvoir être autre chose que des victimes, elles ont donc impérativement besoin d’être d’abord reconnues comme telles (9).
Par ce postulat naïf d’une égalité de départ, on explique que, quand les femmes ou les minorités réclament l’égalité effective ou l’accès à des droits qui, pour elles, n’existent que sur le papier, nos auteurs l’interprètent comme un despotisme, ou comme la revendication d’un passe-droit : « La collectivité me doit tout et je ne lui dois rien », telle serait leur maxime selon Eliacheff et Soulez Larivière, qui qualifient par ailleurs de « traitement préférentiel » les lois contre les violences faites aux femmes votées en Espagne ou ailleurs.
La désinvolture de ce « y a qu’à » – « y a qu’à s’épanouir en tant qu’individu », « y a qu’à voyager », « y a qu’à se prendre en main », et, pour les femmes battues, « y a qu’à faire ses valises », selon Elisabeth Badinter – traduit une bonne dose de morgue sociale. Elle rappelle le « y a qu’à » adressé aux chômeurs : on qualifie les luttes sociales de « victimisation » comme on rebaptise la protection sociale « assistanat ». Au cours de la dernière campagne présidentielle, M. Nicolas Sarkozy a d’ailleurs explicitement lié les deux notions, lorsqu’il s’en est pris à « ceux qui, au lieu de se donner du mal pour gagner leur vie, préfèrent chercher dans les replis de l’histoire une dette imaginaire que la France aurait contractée à leur égard (10) ». La même mentalité de père fouettard préside aux deux désignations. La France se laisse gagner par un « dolorisme d’enfant gâté », un « désespoir paresseux » (Bruckner), au sein d’une Europe elle-même caractérisée par l’« incertitude et la mollesse » – par opposition à la fierté et à l’esprit de conquête américains (on a affaire, rappelons-le, à l’un des rares partisans français de l’invasion de l’Irak). On retrouve vite le refrain familier sur un pays qui « décourage l’initiative et l’effort » et refuse les réformes. Quant à Eliacheff et Soulez Larivière, ils déplorent que le projet de Constitution européenne ait été compromis par les... « victimes potentielles du plombier polonais.(11) ».
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(9) Lire « Machisme sans frontière (de classes) », Le Monde diplomatique, mai 2005.
(10) Lire Serge Halimi, « Les recettes idéologiques du président Sarkozy », Le Monde diplomatique, juin 2007.
(11) En 2005, la figure du « plombier polonais », qui, grâce à la directive Bolkestein, aurait pu faire concurrence à ses homologues français en travaillant sur le territoire avec le salaire et la protection sociale de son pays, est censée – selon les partisans du traité – avoir joué un rôle déterminant dans le rejet de la Constitution européenne.
Quelques ouvrages
Le Temps des victimes. — Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière, Albin Michel, Paris, 2007.
La République compassionnelle. — Michel Richard, Grasset, Paris, 2006.
La Société des victimes. — Guillaume Erner, La Découverte, Paris, 2006.
La Tyrannie de la pénitence. — Pascal Bruckner, Grasset, Paris, 2006.
Fausse route. — Elisabeth Badinter, Odile Jacob, Paris, 2003.
La Tentation de l’innocence. — Pascal Bruckner, Grasset, Paris, 1995.
La Culture gnangnan. — Robert Hughes, traduit de l’anglais par Martine Leyris, Arléa - Courrier international, Paris, 1994.
La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance. — Jean-Michel Chaumont, La Découverte, coll. « Poche », Paris, 2002. Un livre de référence sur la « concurrence des mémoires ».
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