Université du Québec à Montréal
"Je est un autre" : L'interdit de l'inceste chez Christine Angot
Mémoire présenté par Alexis Nivet
Octobre 2007
1.4 La production littéraire française sur l'inceste
Contrairement à la production américaine, qui comprend des textes de fiction, les textes sur l'inceste du domaine français sont presque tous des témoignages à la première personne.
Généralement, ils rapportent, selon un temps chronologique, l'expérience telle qu'elle a été vécue par l'auteure, et se présentent comme des messages d'espoir pour les victimes: il faut le dire, et il est possible de sortir de ce cauchemar.
La trame narrative obéit à un schéma simple. À l'origine, il y a une enfance heureuse, ou tout au moins non entachée par la transgression de l'interdit. Puis survient le traumatisme: c'est l'incompréhension pour l'enfant, quelque chose se brise à l'intérieur de son être. Le sujet se dédouble entre celui qui souffre et celui qui doit continuer à vivre comme si rien ne s'était passé. À partir de là, la culpabilité se mêle à la honte et provoque, le plus souvent, soit l'oubli provisoire des gestes du père, soit le silence à leur propos. Lorsque la victime se confie enfin, souvent à un proche, l'accusation de mensonge ou le doute est de rigueur. L'image du père – son « honneur » (terme récurrent dans tous les textes) – est mise à mal. Dans Viols par inceste – Auteure obligatoirement anonyme [sic], Viols par inceste, Paris : Eulina Carvalho, 1993, 127 p. – par exemple, l'auteure inscrit clairement son témoignage dans une perspective féministe, et désigne le patriarcat comme la source de l'inceste lui-même et de la difficulté d'en parler en public. Dans les autres textes où il n'est pas toujours évoqué dans ces termes, le patriarcat apparaît clairement lié à l'abus sexuel. On peut se rapporter à notre analyse précédente: briser le silence revient à faire vaciller l'ordre masculin en exposant dans l'espace public ce que l'on souhaite d'habitude confiner à la sphère du privé. La victime est donc ostracisée et parfois même l'objet de violence verbale ou physique.
Récemment, la journaliste d'un grand quotidien français a publié Inceste sous le pseudonyme de Virginie Talmont. La narratrice y raconte les symptômes physiques inexplicables dont elle souffrait depuis l'adolescence (la somatisation des troubles psychologiques) et le cheminement qui l'a amenée à déterrer le souvenir des méfaits – Paris: P. Belfond, 1999, 190 p. – son père, un homme brillant et respecté, a perpétués sur elle lorsqu'elle avait huit ans. Ce récit est très similaire à ceux qui ont provoqué la controverse aux Etats-Unis ; il est d'ailleurs fait référence dans le livre aux arguments du false-memory movement:
le père accusé y a recours pour discréditer la parole de sa fille. Ce discours, qui vise à déprécier la parole de la victime et qui est mis en scène dans le livre, n'est pas isolé. Il existe en France d'autres voix qui s'élèvent pour prévenir les fausses accusations d'inceste, par exemple celle de Bensussan, dans son ouvrage Inceste, le piège du soupçon – Paris : P. Belfond, 1999, 190p. –, qui met en garde contre les interprétations erronées qu'on peut faire à partir de propos de jeunes enfants. Néanmoins, la France a échappé à un mouvement contestataire de l'ampleur de celui qui est né aux États-Unis, et le récit de Talmont n'a pas soulevé de débat lors de sa parution.
Même Le Figaro, quotidien français conservateur s'il en est, a réalisé un entretien avec l'auteure dont est ressorti un article sans passion et très poli intitulé « Virginie Talmont livre un témoignage pudique et violent sur l'inceste dont elle a été victime » – Dans Astrid de Larminat, « L'impossible aveu », Le Figaro, 17 juin 2004, consulté sur Internet le 4 avril 2007:
http://smoky7.ecriteI.netitypo/index.php?id=138&backPID=168&begin_at=660&tt_news=593.
C'est violent mais, fort heureusement, cela reste pudique. En d'autres mots, seuls les récits d'inceste hautement médiatisés et à visage découvert déchaînent les foudres de la critique, car ils mettent concrètement en cause des individus réels et ne se contentent pas de livrer une version convenue et discrète du témoignage sur l'inceste, avec une victime tout en retenue ou en larmes.
L'anonymat de certains témoignages nous ramène à la dimension judiciaire et, par certains aspects, législative de l'inceste. Dans ses livres, Eva Thomas, qui a beaucoup écrit sur la question, insiste sur la nécessité de l'intervention de la justice et sur le droit à la parole pour les victimes. Elle réagit notamment, dans Le sang des mots – Paris: Desclée de Brouwer, 2004, 349 p. –, à la condamnation pour diffamation d'une victime d'inceste, cette dernière ayant témoigné publiquement des exactions de son père après la période prévue par la loi pour le faire. Souvent, en effet, les victimes doivent passer par une psychanalyse et un travail sur soi qui leur prend des années, et elles ne peuvent par conséquent mener une action en justice que dix ou vingt ans après les faits, donc trop tard d'un point de vue légal.
En outre, il est très rare que les femmes qui écrivent sur l'inceste disent avoir recours à la justice par vengeance. Par exemple, Ida Brein dit avoir finalement témoigné devant la cour en apprenant que son père avait également abusé de nombreuses autres femmes de la famille et qu'il constituait donc encore un danger potentiel – « Je ne suis pas animée par un esprit de vengeance et je n'ai pas visé la dénonciation. J'ai plutôt cherché à éviter que d'autres petites filles connaissent ce que [nous] avions connu. » Dans Roland Coutanceau et Boris Cyrulnik, témoignage d'Ida Brein, Vivre après l'inceste. haïr ou pardonner ?, Paris : Desclé de Brouwer, 2004, p. 59.
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