« Si un individu s’expose avec sincérité, tout le monde, plus ou moins, se trouve mis en jeu. Impossible de faire la lumière sur sa vie sans éclairer, ici ou là, celles des autres »
Simone de Beauvoir – La force de l’âge
« L’information est le seul bien qu’on puisse donner à quelqu’un sans s'en déposséder. »
Thomas Jefferson,
l’un des rédacteurs de la Déclaration d'Indépendance des États-Unis,

De l'esprit des lois (1748)

Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires.
Charles de Secondat, baron de Montesquieu

3 janvier 2004

3/ Un silence difficile à rompre – Roland Coutenceau

Vivre après l'inceste – Haïr ou pardonner
Pour l'enfant, un silence difficile à rompre p 80-81
Le cœur de l'histoire se situe dans la tête de l'enfant et dépend de son degré d'évolution. Il est rare que les actes incestueux soient ponctuels, mais il arrive que des enfants, souvent très jeunes, toniques, le disent rapidement, des enfants « nature » ou qui ont une structure psychique simple, réactive. Au fond, ceux-là ne réalisent pas la menace que représente le père. C'est comme s'ils n'étaient pas organisés pour percevoir la nature sexuelle de l'agression. Ils la vivent comme une sorte d'asticotage, de comportement provocateur qui les agace : « Papa m'embête », « Papa me touche ». On a ainsi des réactions salutaires chez ces très jeunes enfants, qui restent malgré tout moins minoritaires.
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Il en va différemment dès qu'ils sont plus grands, au niveau de la période de latence, ce que l'on appelle l'âge de raison, entre sept ans et la puberté. Les enfants sont alors davantage constitués comme des êtres humains pensants. Leur psychisme est plus organisé et ils ont, du moins potentiellement, la capacité de verbaliser. Mais comme ils sont en même temps plus facilement impressionnables, ils en arrivent à « penser » la crainte que leur· inspire le père incestueux, et à anticiper les conséquences de leurs attitudes, cela – car il ne faut pas négliger le contexte – dans un monde qui pour eux se résume à la famille et qui, pour simplifier, est une espèce d'entité totalitaire où celui qui peut gratifier et punir est le père.

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Bien sûr, il y a l'école, et il est tout à fait caractéristique que certains enfants parlent à l'école. Mais, même si l'école est là physiquement, même si elle fait partie de la vie quotidienne de l'enfant, elle n'est pas vécue comme appartenant à un monde où les normes, les lois qui régissent la famille seraient différentes. Il est donc difficile à l'enfant d'imaginer que parler au sein de ce monde pourrait le délivrer. La difficulté, pour un enfant ayant l'âge de raison, de raconter ce qui se passe chez lui, c'est qu'il n'est pas capable de penser à un autre lieu que sa famille où des choses, pressenties comme abusives, anormales, puissent se dire de manière que quelqu'un s'en saisisse et intervienne.

L'enfant ne peut pas penser que l'instituteur, le médecin ou le juge sont des indicateurs de repères sociaux qui le concernent. L'adulte tiers, celui qui n'est ni papa ni maman, n'existe pas avec assez d'intensité dans le psychisme de l'enfant. La comparaison avec un pays totalitaire où règne un tyran arbitraire et égocentrique est parlante : celui qui y vit ne peut pas penser qu'il y a un salut en dehors, qu'il a un moyen d'échapper à la tyrannie. Le monde mental que constitue la famille évoque à une petite échelle la situation d'un citoyen dans un pays totalitaire. Comme lui, l'enfant se sent prisonnier, il est enfermé dans un système clos.


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Plus subtil que la violence, c'est la menace que distille le père, c'est une ambiance menaçante, une tension : l'enfant étant un être en devenir, son psychisme étant fragile, comment va-t-il réagir face à des menaces voilées ? Beaucoup d'enfants disent : « Je ne savais pas trop ce que je risquais. » La menace n'étant pas nommée, n'étant pas identifiée, l'enfant ne peut l'imaginer que redoutable : « Si je ne m'exécute pas, si je ne me laisse pas faire, si je parle, je vais subir un châtiment. » Cette menace indéterminée laisse le psychisme de l'enfant dans un état totalement démuni, car la violence potentielle est plus terrible que la violence physique elle-même.

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La peur confuse de la réaction de l'autre se fonde dans une crainte plus générale, la crainte de l'hostilité, de l'agressivité que pourrait provoquer le fait de parler - de l'agression sexuelle bien sûr - mais aussi simplement d'exprimer un sentiment, une opinion. Il faut bien se souvenir que ces peurs se situent dans un monde où règnent totalitarisme et arbitraire. Pour l'enfant, la nature des gestes incestueux se clarifie à mesure qu'il grandit, mais l'emprise du père reste unique, totale : « C'est le seul qui pouvait me faire quelque chose. »

Avec notre savoir, nous pouvons penser qu'un enfant qui parle est sauvé, mais lui est à mille lieues de penser qu'un copain, la maîtresse, le docteur, la mère d'une copine, en bref que des gens extérieurs au système familial, puissent le libérer. Il n'a pas une perception exacte de la société, et pense in fine que son aveu, son témoignage viendront à la connaissance de son père qui se vengera.


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Voir aussi les billets concernant le livre de Roland Coutanceau :
1/ Vivre après l'inceste : Haïr ou pardonner
2/ Peut-on pardonner ?

4/ Désordres relationnels et sexuels
5/ Le père incestueux
*/ L'enfant investi d'une sorte de mission
6/ Les milieux sociaux et culturels
7/ Quelques conséquences sur les survivantes
8/ Le dévoilement
9/ Trois profils des pères incestueux
10/ Les mères
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