Scénariste : Claudia Llosa
Date de sortie : 29 novembre 2006 (France)
Durée : 100 min | Argentine:100 min (Mar del Plata Film Festival)
Lieu de tournage : Pérou
Elles ont l’air si vraies, si crédibles, ces coutumes folklorico-religieuses. Du vendredi saint au dimanche de Pâques, dans le petit village péruvien, la statue du Christ a les yeux bandés. C’est « période sainte » : tous les péchés sont permis puisque Dieu ne voit rien. Pendant trois jours, la vie des habitants est donc scandée par l’élection de la jeune Vierge − Madeinusa of course, la cérémonie des cravates − les cravates des hommes sont coupées au ciseau, puis les femmes peuvent choisir avec qui elles veulent coucher, le comptage du temps grâce à une horloge en papier actionnée par un vieillard, la constitution d’une gigantesque fresque colorée à partir de pétales de fleurs. Oui, elles ont l’air si vraies, si crédibles, ces coutumes − même au moment où la procession du Christ a lieu, on croirait presque voir un soupçon d’Ingrid Bergman se glisser dans la foule, échappée de Voyage en Italie − et pourtant elles sont un pur produit de l’imagination de la réalisatrice. Rien de véridique, rien d’exotique : aussi bien, il faut sans doute parler de néo-réalisme poétique.
Madeinusa signale une formidable dilatation du temps : les larmes de la vierge s’arrêtent sur les joues de Madeinusa, la fresque florale progresse imperceptiblement. L’horloge en papier semble la figuration délicate d’un temps devenu arbitraire. Selma Mutal, la compositrice du film, confie avoir travaillé sa musique à partir du silence. Perché à 3600 mètres d’altitude, le village paraît avoir absorbé à sa manière son et temporalité : sur le mode de l’asphyxie.
Dans l’histoire et la mise en scène de Madeinusa, il y a quelque chose de très semblable à Terre jaune de Chen Kaige, le film phare de la cinquième génération des cinéastes chinois. Les deux se déroulent dans un village isolé, les deux sont rythmés par les fêtes du village, mais également par des chansons traditionnelles, les deux installent leurs personnages dans de vastes panoramas où l’homme, seul, se perd dans un cadre où le désert a pris toute la place. Cependant, voilà l’essentiel : un étranger vient bouleverser l’ordre des choses. Communiste dans Terre jaune, c’est un gringo de la ville dans Madeinusa. Son irruption, celle aussi d’une lointaine modernité, déclenche le drame. Le gringo est photographe, elle baisse sa culotte pour la première fois pour lui, parce que c’est « période sainte » et que Dieu ne peut les voir. « Mon nom est sur ton T-shirt » lui dit-elle, c’est que Madeinusa (à ne pas prononcer comme le film de Godard) porte en son prénom même le désir de cette modernité. Parmi ses jouets, que son père va détruire, beaucoup viennent de là-bas, Lima, les States, où elle voudrait s’enfuir. Il lui propose l’échappée, avec lui. De cet intrus déclencheur, les deux héroïnes chinoise et péruvienne s’entichent, mais celle de Terre jaune est déjà promise, celle de Madeinusa aussi − à son propre père...
Car c’est une autre caractéristique du film de Claudia Llosa que de ciseler dans les pénombres des intérieurs un huis-clos familial des plus violents. La mère est morte, n’en subsiste qu’une paire de boucles d’oreille fétichisée par les deux filles. Le père, incestueux, bestial et cruel, fait du chantage au viol sur ses propres filles, ils dorment dans le même lit. Et ces deux sœurs, rivales et alliées à la fois − l’une coupe de force les cheveux de l’autre avant de s’écrouler en pleurs, rêvent d’un départ ou d’un ailleurs : « je vais aller à Lima, pas toi ». C’est un rat, comme motif expirant au tout premier plan de la maison en plan large, qui symbolise ce nœud de vipères ; et la mort-aux-rats sert par conséquent à faire place nette dans le foyer... Claudia Llosa revendique sans surprise un héritage bunuélien. Notons enfin que de bout en bout Madeinusa est éclairé par l’ovale irradiant du visage de Magaly Solier, son actrice principale, évidemment non professionnelle.
Romain Lecler
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire